Riportiamo un articolo di Stefano Nitoglia, dal titolo “La nuova mezzaluna sciita” dell’aprile del 2023, pubblicato in due parti sul sito di geopolitica francese “Le Dialogue” (ledialogue.fr), nel quale si affrontano le tematiche della politica del regime teocratico iraniano nello scacchiere mediorientale che anticamente era denominato la Mezzaluna Fertile
Prima parte
Une grande affiche déployée le long d’un pont dans la capitale irakienne Bagdad montre (de gauche à droite) feu le grand ayatollah chiite Mohammed Sadeq al-Sadr, le défunt fondateur de la République islamique, l’ayatollah Ruhollah Khomeiny, le grand religieux chiite l’ayatollah Ali al-Sistani, Le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, le commandant irakien assassiné Abu Mahdi al-Muhandis et le commandant des Gardiens de la révolution iraniens assassinés Qasem Soleimani, ,avec certains des visages sur l’affiche peints à la bombe, le 7 mai 2021. Photo : AHMAD AL-RUBAYE / AFP
Par “croissant chiite” ou, comme disent les Anglo-saxons, peut-être plus exactement, “l’arc d’influence de l’Iran”, nous entendons une sphère d’intérêt iranienne qui va de Téhéran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie, pour s’étendre jusqu’à Bahreïn, au Qatar et au Yémen. Par cette manœuvre, les objectifs stratégiques de l’Iran sont d’assurer une large influence et un contrôle étroit sur la zone entourant Israël grâce à une présence militaire constante, puis d’atteindre un débouché sûr sur la Méditerranée en contournant le détroit d’Ormuz, en poussant vers l’Afrique du Nord et en déplaçant ses voies de communication loin du rayon d’action de son principal adversaire régional : l’Arabie saoudite.
L’architecte matériel du Croissant chiite a été le général Qasem Soleimani, commandant de la Force Qods, un groupe des Gardiens de la révolution iraniens, ou Pasdaran, spécialisé dans les opérations de guerre non conventionnelle et le renseignement militaire, appuyé par Abu Mahdi al-Muhandis, le commandant de la Force irakienne ou des Forces de mobilisation populaire (PMF), les deux ayant été tués par les Américains à l’aube du 3 janvier 2020 lors d’une attaque contre l’aéroport international de Bagdad.
L’assassinat de Soleimani a ouvert une nouvelle phase des équilibres géopolitiques dans tout le Moyen-Orient. Le but de cette opération, côté américain, était d’éviter la consolidation de la sphère d’influence perse dans le secteur moyen-oriental, éliminant sur place l’un des principaux artisans de la politique de Téhéran. Même si certains pensent qu’il y a eu un accord clandestin avec l’Iran, lequel aurait donné le feu vert à l’opération en fournissant les informations nécessaires aux services de renseignement américains sur les déplacements du général, et ce en raison de l’inquiétude de certains sur le rôle de Guide Supreme Alī Khāmeneī dans le fait d’avoir accru la popularité et le pouvoir de Soleimani. Avant l’assassinat du fondateur des Pasdaran, en effet, il y avait des rumeurs à Téhéran sur un possible complot de Soleimani et de son groupe pour renverser la théocratie islamiste iranienne et établir un régime militaire, toujours islamique, mais avec une caractérisation plus laïque, comme celui d’Atatürk (“père des Turcs”, 1881-1938), en Turquie. Passons rapidement en revue les différents scénarios de cette réalité géostratégique.
Aux extrémités de l’arc
Aux extrémités de l’arc ou, pour le dire autrement, aux pointes du Croissant, on trouve, d’Est en Ouest, l’Afghanistan, l’Arabie Saoudite et le Yémen. Il y a peu à dire sur l’Afghanistan, si ce n’est que l’Iran entretient une relation fluctuante avec les Talibans depuis leur retour au pouvoir, le 15 août 2021, en Afghanistan. L’Iran et l’Arabie saoudite sont en concurrence depuis la révolution khomeiniste de 1979, non seulement pour une question de rôle de puissance régionale hégémonique mais aussi pour celle des défenseurs de « l’islam authentique » : les Saoudiens, protecteurs des sunnites, et l’Iran protecteurs des chiites. En contenant la République islamique, l’Arabie saoudite a joué un rôle important dans la stratégie américaine dans la région. Même si le 10 mars dernier, la nouvelle s’est traduite par la conclusion d’un accord, médiatisé par la Chine entre l’Iran et l’Arabie saoudite pour le rétablissement des relations diplomatiques, interrompues depuis 2016, mais sur l’étendue duquel il est encore trop tôt pour donner une évaluation.
Le Yémen, où l’Iran soutient, bien que discrètement, les rebelles houthis, occupe quant à luiu une position stratégique très importante, tournée vers deux théâtres différents, celui de la péninsule arabique et celui de la Corne de l’Afrique, tous deux menacés par le radicalisme d’Al-Qaïda.
L’Irak
La concurrence pour le rôle de puissance régionale dominante entre l’Arabie saoudite et l’Iran est également évidente en Irak. Paradoxalement, c’est précisément l’intervention américaine en Irak qui a favorisé la pénétration iranienne : la campagne de « débaasisation » (démentèlement de l’Etat et du Parti nationaliste laïque Baas de Saddam Hussein), devenue une dé-sunnisation, a donné le pouvoir aux chiites irakiens après des années de persécution sous Saddam Hussein. Rappelons que le peuple irakien est à 97-98% musulman (1,2% chrétien, une réduction d’environ 90% depuis le recensement de 1997, 0,2% yézidis), mais avec une distinction importante entre sunnites (environ 34%) et chiites (environ 65%). Les sunnites, bien que minoritaires, ont joui d’un pouvoir important pendant le long gouvernement de Saddam Hussein, tandis que la majorité chiite, considérée comme une « cinquième colonne » de l’Iran chiite voisin et rival acharné, a été fortement brîmée, et parfois même ouvertement persécutée par le dictateur irakien.
Mais après l’intervention américaine en 2003 et la chute de Saddam, justement, en 2005, pour la première fois, l’un des grands pays arabes avait un gouvernement à majorité chiite. Téhéran a ainsi consolidé sa présence en Irak grâce aux nombreuses milices chiites liées aux Pasdaran, créant de la sorte un système étatique au sein de l’État. Ce système a atteint son apogée en 2019, après que la coalition pro-Iran ait remporté 48 sièges aux élections, même si, plus tard , certains événements ont réduit sa capacité d’influence et son image : tout d’abord l’assassinat de Soleimani début 2020 ; ensuite la perte du soutien populaire après les protestations du mouvement “Tishreen” de 2019-2021, sévèrement réprimées et issues de la majorité chiite gouvernement, et, enfin, les résultats décevants des élections d’octobre 2021.
Il faut aussi dire que la relation des chiites irakiens avec l’Iran est ambiguë.
Si, en tant que chiites, ils considèrent la révolution khomeiniste de 1979 avec sympathie, sur le plan politique, beaucoup revendiquent l’autonomie de Najaf par rapport à Qom. Qom et Najaf sont, en effet, les villes symboliques de l’islam chiite. Qom, en Iran, est considérée comme la deuxième ville sainte d’Iran (après Mashhad ‘Alì, la ville funéraire du huitième imam du chiisme duodécimain ‘Alì al Rida ou Reza -766-818-, également appelé Emam Reżā), car elle abrite le sépulcre de Fāṭemé (sœur d’Emam Reżā). Rappelons qu’elle fut la ville choisie par Khomeiny pour résider et, à partir de là, diriger la nation : elle est encore aujourd’hui la destination de milliers de pèlerins chaque année et abrite de prestigieuses écoles coraniques. Najaf, en Irak, est une ville sainte car elle est le lieu de sépulture de ‘Alì, le cousin et gendre de Mahomet, le dernier des quatre califes “bien guidés”, selon les sunnites, et le premier imam des Chiites. Troisième ville sainte de tout l’Islam, elle est la destination de millions de pèlerins et abrite les écoles coraniques les plus prestigieuses du monde chiite. La plus haute autorité chiite mondiale réside à Najaf, le grand ayatollah ‘Ali al-Sistani, dont les condamnations sont considérées comme incontestables. Ce dernier est opposé à l’islamisme radical khomeiniste et il est partisan d’une politique plus modérée, à tel point que le pape François, lors de son passage en Irak en mars 2021, est allé lui rendre visite.
Malgré cela, l’Iran reste un acteur clé en Irak. Les milices chiites, créées, formées puis soutenues idéologiquement et matériellement par les Pasdaran, sont l’un des principaux vecteurs de pouvoir de l’Iran dans tout le Croissant chiite, contrôlant de la sorte de vastes zones du territoire intégrées dans les structures étatiques, avec leurs propres partis politiques et activités entrepreneuriales (licites et sinon). Elles mettent en avant un agenda favorable aux intérêts iraniens non seulement militairement, mais aussi politiquement et économiquement. Sur la scène économique irakienne, ces milices sont actives dans des secteurs clés tels que le secteur bancaire (par le biais d’institutions privées contrôlées par elles, elles sécurisent des dollars pour les transférer vers l’Iran), la gestion des points de passage et de contrôle, les télécommunications, les ports et aéroports et les champs pétroliers. .
Cependant, les élections d’octobre 2021 ont clairement sanctionné la perte du consensus populaire envers ces mouvements : seulement 17 sièges contre 48 en 2018. Par ailleurs, la milice Kata’ib Hezbollah (KH), commandée par Abu Mahdi al-Muhandis (1954 -2020) jusqu’à sa mort dans l’attentat de janvier 2020, est entrée en politique et n’a obtenu qu’un seul siège. Les élections ont été remportées par al-Sadr (73 sièges), qui affiche désormais une position populiste, anti-américaine et anti-iranienne, même s’il est une figure complexe et a souvent changé de positions et d’alliances. Ces résultats ont choqué l’Iran, qui n’a pas réussi à maintenir la cohésion de la coalition chiite. L’influence iranienne en Irak semble donc diminuer mais, compte tenu de son niveau de pénétration et de sa multidimensionnalité, bien qu’affaiblie, elle est appelée à rester un facteur important.
La Syrie voisine…
En Syrie, la présence iranienne est importante. Téhéran a ouvert des centres culturels dans tout Damas pour promouvoir le projet de République islamique et elle a renforcé ses accords économiques et commerciaux avec le régime syrien, élargissant ainsi son contrôle sur les secteurs industriel, agricole, commercial et bancaire du pays. Le soutien de l’Iran, ainsi que le soutien diplomatique russe (y compris militaire) et chinois, ont aidé le régime syrien à surmonter des phases très critiques après la crise de 2011. En fait, le président syrien Bachar al-Assad a également bénéficié de la position du Saint-Siège, qu’il a suivie, celle-là même assumée à l’époque à propos de l’Irak par Jean-Paul II (1920-2005) : défense de l’intégrité territoriale, maintien de l’unité nationale, refus de créer des enclaves chrétiennes ou des zones séparées pour les différentes composantes ethniques et religieuses. Politique poursuivie par le pape François, qui s’est prononcé contre une intervention armée des puissances occidentales en Syrie, motivé par la crainte d’une réaction en chaîne destinée à provoquer une escalade régionale du conflit.
La Position originale du Vatican sur la Syrie
Cette position a été bien sûr critiquée par les opposants au régime de Damas pour ne pas avoir tenté de prôner le renversement d’Assad. Deux lignes directrices se dégagent de la position du Vatican : ne pas mettre en danger les chrétiens qui se trouvent dans les zones contrôlées par les troupes gouvernementales, puis tenter de défendre leur statut obtenu sous le régime, grâce aux règles sur les « statuts personnels », d’origine ottomane, qui ont garanti aux chrétiens une sécurité et un certain bien-être. Avec une bonne dose de réalisme politique, le Souverain Pontife François a re-proposé une constante de la diplomatie vaticane des dernières décennies : la propension à appuyer des coalitions de minorités confessionnelles comme antidote à la domination d’une communauté majoritaire musulmane et à sa possible dérive islamiste ; puis une certaine sympathie pour les régimes laïcs autoritaires qui se sont montrés capables de garantir la liberté religieuse et des conditions dignes aux chrétiens. Cette position est notamment soutenue par les conférences épiscopales locales qui demandent la protection des chrétiens, menacés aujourd’hui notamment par les groupes d’Qa’ida ou Daech, et ces évèques soulignent à quel point le clash confessionnel a été importé et radicalisé en premier lieu par des combattants étrangers.
Seconda parte
Des manifestants tiennent une affiche de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny, en janvier 1979, à Téhéran, lors d’une manifestation contre le shah. (Photo AFP)
Mais quelles sont les origines historiques, religieuses, culturelles et politiques de ce projet ?
Le Nouveau Croissant chiite est né avec la révolution islamiste khomeyniste de 1979 en Iran. Elle est donc née dans le contexte de l’islam chiite. Pour aborder au mieux cette question, il faut par conséquent retracer les origines du chiisme, en remontant à l’époque de la mort du fondateur de l’islam, Mahomet (571-632). Lorsque Muhammad mourut en 632 après JC, ses compagnons choisirent leur beau-père et ami proche Abu Bakr (573-634) comme successeur, ou calife. Parmi eux, cependant, un petit groupe estimait que le cousin et gendre Ali ibn Abi Talib (599-661), qui a épousé la fille du fondateur, Fatima bint Muhammad, dite “la Lumineuse” (605-633), était plus qualifié. La première orientation l’emporta et les dissidents, dont Ali, acceptèrent la direction d’Abu Bakr. Vinrent ensuite Omar ibn al-Khaṭṭāb (589 ca. -644), Othman ibn Affan (574-656) et, enfin, Ali. Ces quatre, selon les sunnites, sont appelés les «califes bien guidés» ou «Rashidun», dont l’ère représente, toujours pour les sunnites, l’âge d’or de l’islam. Ali mourut d’une mort violente, tout comme ses deux prédécesseurs immédiats, il fut d’ailleurs assassiné par des coreligionnaires rivaux. L’assassinat d’Ali déchaîna la protestation de ses partisans contre le choix des trois premiers successeurs de Mahomet : ils estimèrent en fait que seule la nomination d’Ali était légitime. Ainsi naquit le « parti d’Ali », en arabe shīʿat ʿAlī, d’où la dénomination de chiites. Depuis lors, les chiites n’ont reconnu que les descendants d’Ali comme califes légitimes. Au sein de la confession chiite, certains pensent que le douzième imam, Muhammad ibn Hasan dit al-Muntasar, c’est-à-dire “l’Attendu”, et al-Mahdi, c’est-à-dire “le Guidé” (868-941), est mystérieusement caché aux yeux des hommes – en « petite dissimulation » à partir de 874 et en « grande dissimulation » à partir de 941 – jusqu’à ce qu’il réapparaisse à la fin du monde pour instaurer le règne de la Justice et de la Vérité qui précède le Jugement. C’est ainsi qu’est née la tendance des « chiites des douze imams » (les imams sont les successeurs d’Ali), autrement dit « chiites duodécimains », basée sur la théologie de « l’imam caché ». D’après cette vision, si le dernier imam est caché et n’a pas de successeurs, tout autre pouvoir sur terre est illégitime puisqu’il usurpe la seule autorité authentique qui existe.
Chiites et Sunnites
La différence entre l’islam chiite et l’islam sunnite repose donc principalement sur des questions liées à la légitimité ou non des successeurs du fondateur de l’islam, mais aussi sur des interprétations différentes de l’histoire, de la théologie et du droit islamiques, qui seraient ici trop longues et inutiles, pour nos besoins, à analyser ici. Dans l’Islam sunnite, la coïncidence entre pouvoir politique et pouvoir religieux est créée, tandis que dans l’islam Shi’ah, la conception de l’Imam est résolument différente de celle du calife sunnite. Si dans le sunnisme, en effet, l’imam est simplement celui qui dirige la prière, pour les chiites l’imam, qui doit appartenir à la famille d’Ali, et donc de Mahomet, signifie bien autre chose puisqu’il désigne le véritable chef de la communauté islamique et l’assiste, ou même « réside en lui », selon les diverses tendances, puisque pour les Chiites, la « présence divine » le rend infaillible. Contrairement au calife de tradition sunnite, simple garant de la pratique religieuse, l’imam chiite est donc doté du pouvoir de magistère vivant (ta’lim). Pour les chiites, seuls les religieux peuvent donc avoir le dernier mot, et ils peuvent décider définitivement. C’est ainsi qu’est née une hiérarchie religieuse très puissante – inconnue dans le monde sunnite – qui est celle qui gouverne l’Iran actuel, composée de mollahs et d’ayatollahs.
Perse chiite
Pour comprendre plus profondément la question, nous ne pouvons manquer ici de parler, quoique brièvement, de l’Iran et de son histoire, à la fois parce que l’Iran est la nation chiite la plus grande et la plus importante du monde islamique, et parce que le nouveau croissant chiite est né, comme mentionné, de la révolution khomeyniste de 1979 en Iran. Jusqu’à l’aube du XVIe siècle, la Perse, comme on appelait alors l’Iran, avant le changement de dénomination décrété en 1935 par le Shah Reza Pahalavi (1878-1944), alors fondateur de la dynastie, pour se réapproprier son passé préislamique ( Iran signifie, en fait, «pays des Aryens»), appartenait à l’aire de l’islam sunnite, courant majoritaire de l’islam. A cette époque, le pays des Mille et Une Nuits fut conquis par la tribu turque des Safavides Qizilbas, qui, en 1501, donna naissance à la dynastie safavide, sur le trône jusqu’en 1722. Au début du XVIIe siècle, avec Abbas I (1557-1629), Shah de Perse depuis 1587, l’islam chiite duodécimain – l’un des différents courants dans lesquels s’articule cette confession – devint religion d’État, marquant un tournant historique décisif. À ce stade, sautons quelques siècles en avant et revenons au XXe siècle, lorsque la dynastie Qajar a été remplacée par celle des Pahalavi.
Le fondateur de cette dernière dynastie était Reza Khan. Né en 1878 en Perse Qajar, précisément à Mazanderan, une région au nord-est de Téhéran, surplombant la mer Caspienne, il s’engagea dans l’armée et gravit les échelons jusqu’à devenir ministre de la Guerre. En 1925, il renversa les Qajars par un coup d’État, et il devient Shah de Perse sous le nom de Reza Pahalavi, non sans songer d’abord à abolir la monarchie pour donner vie à une république présidentielle comme celle de Mustafa Kemal Pacha, dit Atatűrk ( «père dei Turchi», 1881-1938), en Turquie. Reza Pahalavi entreprit une politique décisive de modernisation et de sécularisation de la Perse musulmane, la désengageant de ses origines culturelles et religieuses. Il industrialisa le pays au détriment de l’agriculture, favorisant ainsi le phénomène de transfert de la population des campagnes vers les grandes villes, notamment la capitale Téhéran. En 1928, il promulgua une nouvelle législation sur le modèle français, dans laquelle pouvoir étatique et pouvoir religieux étaient rigoureusement séparés. En 1929, il abolit l’habit traditionnel persan et interdit le foulard aux femmes.
Cette politique provoqua une opposition croissante de la part de la hiérarchie chiite iranienne, alors dirigée par l’ayatollah Seyyed Hasan Modarres (v. 1878 -1939), qui fut cependant arrêté et tué en prison. Pendant la Seconde Guerre mondiale, en raison de ses sympathies avec les puissances de l’Axe, Reza Pahalavi fut contraint à l’abdication et à l’exil en 1941 par le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et l’Union soviétique, qui avaient envahi le pays car ils craignaient une éventuelle alliance du Shah avec L’Allemagne National-socialiste de Hitler, à laquelle il aurait mis à disposition ses énormes réserves de pétrole.
Reza Pahalavi fut remplacé par son fils, Mohammad Reza Pahalavi (1919-1980), qui poursuivit et intensifia la politique de son père, perfectionnant la création d’un État autoritaire et centralisé, combattant impitoyablement les autonomies tribales et déployant résolument le pays dans le camp occidental. Dans les années 1960, il lança la dite « Révolution blanche », fondée sur dix-neuf « principes », parmi lesquels : la modernisation du système scolaire ; un nouveau système de santé, à travers la création d’une « Armée de l’Hygiène » ; la réforme agraire, avec la confiscation de nombre des grandes propriétés de la hiérarchie chiite et des grandes familles princières iraniennes ; la nationalisation des forêts et des pâturages ; la participation des travailleurs aux bénéfices des entreprises et la vente à ceux-ci jusqu’à 49 % des actions des grandes unités de production ; la nationalisation de toutes les ressources en eau ; contrôle centralisé des prix; et, enfin, le contrôle et le gel des loyers et des prix des unités immobilières.
Bref, c’était une sorte de socialisme national, une sorte de despotisme éclairé, qui, combiné à la politique de sécularisation forcée et à la lutte contre les grandes tribus, aliénait les sympathies tribales, religieuses et commerciales, les “bazaris”, la puissante corporation des commerçants du bazar, qui a toujours joué un rôle important dans toutes les révolutions en Iran, comme celle dite “constitutionnelle” de 1906.
Parmi les autres éléments importants à l’origine de la crise de 1979, il convient également de noter le détachement, qui a atteint le point de confrontation violente, entre, d’un côté, l’élite iranienne occidentalisée et relativiste, qui suivait le “mode de vie américain” et qui vivait dans les quartiers élégants du nord de Téhéran, et, de l’autre, les classes suburbaines pauvres et religieuses, qui vivaient dans les quartiers populaires du sud de Téhéran, les soi-disant mostazafin, “sans chaussures”. On ne peut pas non plus passer sous silence les jeunes qui, grâce aux bourses que leur accordait le Shah, sont allés étudier dans les universités occidentales, où ils ont absorbé la pensée marxiste et relativiste dominante, important à leur retour cette idéologie au pays à la fin de leurs études. Et enfin, le renouveau, souvent sur des tons d’opérette, de l’ancienne civilisation iranienne préislamique de la monarchie achéménide (il suffit de penser à la somptueuse cérémonie du sacre du Shah, en 1967, et aux célébrations, tout aussi somptueuses et aux aspects plutôt kitsch , des 2500 ans de la monarchie perse tenue sur les ruines de Persépolis et sur la tombe de Cyrus le Grand à Pasargades en 1971), puis la diffusion de la franc-maçonnerie (de nombreux hauts dignitaires de l’establishment iranien étaient des francs-maçons), sans oublier la vie sentimentale plutôt mouvementée du dernier Shah qui aimait s’associer à la « jet set » internationale. C’était le sol, l’humus dans lequel les graines de la révolution fondamentaliste islamique ont été cultivées. En février 1979, après plus d’un an de violentes protestations, le Shah Mohammad Reza Pahalavi fut contraint de quitter Téhéran à bord d’un avion pour s’exiler à l’étranger, où il meurt au Caire en 1980. Quelques jours plus tard, l’ayatollah Ruhollah Khomeiny (1902 -1989) arrive en Iran.
La nouvelle théorie de la « protection du jurisconsulte »
A son retour en Iran, Khomeiny, après une brève phase de transition, établit un régime théocratique islamiste radical, mettant fin à la traditionnelle non-ingérence directe des hiérarchies religieuses dans les affaires politiques. La vacance politique de ce que l’on pourrait définir comme l’autorité spirituelle iranienne dure, en effet, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Khomeiny, qui pourtant, avec la théorie de la « protection du jurisconsulte » (velayat-e faqih), impose une véritable révolution dans le monde chiite. Renversant, comme je l’ai dit, la tradition qui prévalait jusqu’alors, il soutient, en effet, que la fonction propre des oulémas, les docteurs en droit islamique, sont des mollahs ou, mieux, des ayatollahs, ne peut être exercée de manière appropriée que s’ils gouvernent. Cependant, tous les chiites n’acceptent pas la nouvelle théorie. Le principal opposant en était le Grand Ayatollah – c’est-à-dire le représentant maximal de la hiérarchie religieuse chiite perse – Abol-Qasem Al-Koi (1899-1992), selon qui le velayat-e faqih est une innovation sans aucun support théologique. Avec la prise du pouvoir par Khomeiny, qui s’arroge le titre de “Guide suprême de la révolution islamique” – mais qui, non sans intérêt, n’était pas un grand ayatollah, ou marja’ al-taqlid, mais seulement un ayatollah – et le féroce , la répression sanglante de toute dissidence qui s’ensuit, la peur fit taire la hiérarchie religieuse opposée à la nouvelle direction, surtout après que, par un geste inédit, Khomeyni prive des fonctions du Grand Ayatollah Muham-mad Kazem Shariatmadari (1905-1986), un affront qui même les Shahs n’y avaient même jamais pensé. Le fait est que depuis lors, bien qu’avec de nombreuses résistances, la théorie de la « protection du juriste » est devenue, pour ainsi dire, le principe fondamental de la nouvelle constitution iranienne ; et tant qu’elle résiste à la critique, la situation politique de ce qui était autrefois la Perse ne changera probablement pas. C’est précisément ce nouvel engagement politique de l’islam chiite, à partir de la révolution khomeyniste de 1979, qui a ajouté un élément de turbulence supplémentaire à l’échiquier moyen-oriental.
Venerdì, 14 luglio 2023